Dreamers : Souvenirs
Ce récit prend place avant le tome un (Forgeron et Pilote), et entre les tomes deux (Roche et Ciel) et trois (Druides et Chamans, à paraitre)
— Dors, mon gentil petit frère, l’esprit de la tortue pour toujours te protègera.
Telle était la fin de la comptine que récitait chaque soir le jeune Magellan à son jeune frère, bien que ce dernier ne soit pas en âge de comprendre ces mots, quand survinrent le tumulte et les cris, loin des chants et des éclats de vois joyeux qui pouvaient s’entendre habituellement à cette heure du crépuscule.
Le jeune Magellan, qui n’avait aucune idée du danger que signifiaient ses sons, et tout à la curiosité qui avait toujours été sienne, échappa aux bras protecteurs de sa mère afin de sortir de leur roulotte pour voir quelle scène il se jouait.
Un simple coup d’œil au massacre qui avait eu lieu dehors le glaça d’effroi, et le fit se retourner vers sa mère. Elle le suppliait de revenir au creux de leur abri relatif, tandis que les pleurs de son petit frère inondaient leur petite roulotte. Aux roues de celle-ci agonisaient déjà les deux chevaux sur les dos desquels il aimait se hisser pour s’inventer des aventures.
Il vit alors le visage de cette mère, qu’il avait crue jusque là immortelle, se déformer sous la douleur, et entendit les pleurs de ce si doux petit frère, qui n’avait vécu que trop peu de lunes, s’éteindre, tandis qu’une multitude d’éclats acérés de métal déchiquetaient la roulotte et ses occupants. Les lames surgirent du sol comme des roches en colère, miroitant les flammes qui emportaient déjà la moitié du camp de nomade, foyer que le garçon avait toujours connu.
Un bras puissant le sangla, et alors qu’il voulut se débattre pour s’échapper, un poing trop contondant l’assomma, et laissa à jamais sa marque sur son cuir chevelu.
Des pleurs le sortirent de son sommeil, dans la brume de celui-ci, il crut un instant que les évènements d’il y a deux mois étaient un mauvais rêve, avant de comprendre qu’il ne s’agissait que des larmes de ce nouvel arrivant qui, depuis son arrivée il y a une semaine, passait son temps à pleurer des parents qui, de leur plein gré, avaient fait de leur troisième enfant un otage.
Il prit son oreiller et se le mit sur les oreilles, tandis que le plus grand des quatre garçons présents dans la pièce essayait une fois de plus de calmer le plus frêle d’entre eux, et lui aussi, il le détesta tout autant que le garçon geignard.
Depuis son arrivée en cette prison dorée, la haine était devenue son seul moteur. Il détestait ce garçon qui, faisant une tête de plus qu’eux et présent en ces lieux depuis plus longtemps qu’eux, prétendait donner l’illusion d’être un grand frère. Il détestait ce garçon pleurnichant à la moindre occasion, car ne comprenant pas pourquoi il avait été éloigné de sa famille, et de tout ce qu’il avait jusqu’alors connu. Il détestait cet autre garçon dont, lors de son arrivée au Palais Impérial, le corps se remettait à peine des mauvais traitements qu’il avait subis jusqu’alors, et qui donnait l’impression d’être une coquille vide alors que lui avait la chance d’avoir toujours auprès de lui son frère protecteur. Il détestait cette fille dans la chambre mitoyenne de la leur, qui donnait l’impression de se plaire à vivre ici. Et il détestait cette princesse de qui il avait été désigné contre son gré, doublure. Cette Princesse qui se trouvait trop bien pour rester auprès d’eux, préférant passer ses jours et ses nuits auprès de son propre frère, qui à elle n’avait pas été arraché. Cette princesse qui maniait la magie tout comme celui qui l’avait arraché à sa famille.
Et plus que tout, il détestait son propre père, qui jusqu’à son suicide quinze jours après l’attaque, avait été avec lui le seul survivant de leur clan, lui laissant pour toute famille une tante qui s’était unie à un autre clan, sa si douce et féroce sœur aînée ayant été la première à mourir à l’assaut des soldats de l’Empire.
Ce que ne savait pas Magellan, c’est que cette situation faisait de lui un otage encore plus précieux pour le pouvoir impérial, le rendant alors héritier des deux dernières lignées des rois et reines des plaines, des vallées et des montagnes de Laluan Permata. Toutes les autres lignées « royales » s’étaient éteintes après leur conquête par l’Empire d’Aranéa, et surtout des nombreuses rébellions des clans contre cette empire qui avaient fait bien plus de morts que la conquête initiale, et éradiqué les sept huitièmes de la population des clans.
La légende prétendait qu’au temps jadis, il y avait autant de Reines et de Rois que de clans de nomades jalonnant cette contrée. Malgré cela, c’était un endroit paisible, les clans ne cherchant jamais à se faire la guerre, se faisant et se défaisant au gré de scissions entre héritiers, ne pouvant plus concilier le même point de vue, ou de mariages. Car pour ces habitants qui vénéraient encore les divinités animorphiques issues de la nature, les roches et le ciel étaient suffisamment vastes pour que tous puissent vivre comme bon leur semblait.
Avant tout, ce peuple chérissait la liberté, voyageant au gré de leurs envies au sein du continent, même si toujours ils finissaient par rejoindre leurs terres natales au sein desquelles ils passaient la majorité de leur vie.
De par leur nature nomade, ils profitaient au développement et à la vie des villes et villages au sein de Laluan Permata, et même si toutes les contrées ne voyaient pas d’un œil bienveillant ses nomades aux anciennes coutumes, et qui ne répondaient qu’à leurs propres lois, tous en voyaient l’avantage pour le commerce. Et ce fut donc logiquement qu’ils lièrent des relations avec les différentes patries du continent. Celles avec lesquelles ces liens s’épanouirent le plus profondément, furent les nations des Druides et des Chamans, les terres côtières de Takurai pear au sud du continent, où quelques clans trouvèrent refuge au début de l’invasion, et malheureusement, pour le plus grand malheur des clans, l’ancien duché d’Aranéa.
Après la guerre du duché d’Aranéa, dont l’Empire naquit et le rendit voisin de leur province, un grand conciliabule des clans vit se rencontrer la quasi-totalité des rois et des reines. À la suite de celui-ci, il fut décidé de ne pas se mêler de ces guerres de pouvoir entre sédentaires, dont l’enjeu avait été l’hécatorium. Un groupe d’émissaires fut tout de même envoyé pour s’assurer que le passage des clans sur les terres de l’Empire ne serait pas révoqué. Ce groupe fut reçu par la nouvelle Impératrice elle-même, qui renoua toute sa sympathie avec ses voisins nomades. De plus, si leurs voisins du nord, que les clans considéraient comme les enfants des anciennes divinités, avaient soutenu le Duché pendant cette guerre, et renoué leur sympathie à ce dernier à sa fin, ils n’avaient aucune raison de douter.
Et pour cette même raison, à l’aube d’une nouvelle guerre, et alors même que les relations entre l’Empire et les Territoires du Nord avaient été rompues, les clans, en échange d’une promesse qu’aucune escarmouche n’aurait lieu sur leur territoire, laissèrent passer les troupes de l’Empire en direction des îles de Dragonik Aster. Seuls les clans ayant les liens les plus profonds avec les habitants de ses îles refusèrent ce compromis, et prirent part à la bataille en faveur des insulaires.
Le seul crime de ces derniers avait été des liens proches avec les contrées nordiques, mais surtout de posséder un sous-sol riche en pierres précieuses, et de contrôler les étendues d’eau salée à l’embouchure de Laluan Permata. Bien entendu, pour justifier cette prise de territoire, il fut prétendu que les habitants des îles habitaient des terroristes sympathisants du Nord. Et à cause de ce mensonge vieux comme le monde, l’Empire prit le contrôle des îles, et y établit une garnison pérenne.
Mais le pouvoir de l’Empire ne comptait pas s’arrêter là. Sous prétexte de prétendues preuves indiquant que les clans de nomades cherchaient à venger leurs frères et sœurs tombés à la guerre, une nouvelle campagne d’invasion débuta. L’empire se servit de la garnison des nouvellement baptisées îles du Nord, pour effectuer une tenaille sur cette large bande de terre entourée de montagnes.
La guerre fit rage de longues années, mais finit par une victoire nette de l’Empire, les membres des clans, bien que féroces combattants, n’étant pas un peuple de guerrier. Une aide avait été demandée aux Chamans et aux druides du Nord, mais ces derniers regrettant encore leur soutien au duché ne voulurent pas s’en mêler, invitant seulement ceux qui voudraient rejoindre leurs terres à le faire. Certains clans furent décimés, rares d’entre eux émigrèrent de l’autre coté des montagnes, mais la majorité ploya le genou pour la première fois de leur existence.
Mais tandis que les sédentaires des villes et des campagnes de la province s’habituèrent très facilement à leur nouveau maître, ce ne fut pas le cas des nomades. Car bien que l’Empire leur laissait leur liberté de culte, il n’en allait pas de même pour le reste de leurs traditions et lois, le pire étant que désormais aucun clan ne pouvait sortir des frontières de l’Empire.
Alors, les différents clans firent front commun comme au temps de la guerre, et des révoltes et des heurts débutèrent, et lorsque la tyrannie de l’Empire décida de décimer des clans entiers pour l’exemple, ces révoltes au contraire redoublèrent, sans pour autant changer le cours des choses malgré la botte de l’Empire écrasant de plus en plus de territoire, au fil des guerres et campagnes d’invasions. Et la dernière révolte en date couta à Magellan tout ce qu’il connaissait, et tous ceux qu’il chérissait. Ce que Magellan ignorait alors, c’est que son père n’avait pas fomenté cette révolte, étouffée dans l’œuf par la faute des espions oniriques de l’Empire, par égo ou désir de vengeance. Non, il s’était rebellé, car il ne voulait pas livrer son fils bien aimé en tant qu’otage impérial, comme l’exigeait l’Empire à chaque génération, auprès de l’un ou l’autre des clans. Le frère cadet de la mère de Magellan avait été le précédent otage, doublure du frère de l’actuel Empereur, et pour une raison que sa famille n’avait jamais eu le droit de connaître, il s’était donné la mort durant son séjour forcé au sein du Palais impérial.
Malgré tout, la vie continua, et un an était passé depuis l’arrivée de Magellan au Palais. Bien que toujours distant avec la princesse, il s’était lié d’amitié avec ses autres camarades, et surtout avec Paddy, le jeune pleureur un an plus tôt. Et bien que Paddy était toujours plus sensible que ses autres amis, ou bien justement à cause de cela, il devint très vite son meilleur ami, les deux garçons allant toujours par paire dans leurs bêtises ou leurs jeux. Magellan lui avait raconté la légende de l’esprit de la tortue qui aux temps anciens protégeait les différents clans, et par jeu Paddy l’avait surnommé le chevalier Tortue. Surnom duquel découlèrent moult jeux entre les deux garçons.
Le jeune garçon rêvait toujours de sa vie qu’il avait parmi son clan, et de la liberté qu’il y régnait. Les balades à dos de cheval avec sa sœur aînée lui manquaient, tout comme les histoires que les anciens racontaient parfois auprès du feu sur des animaux fantasques dotés de parole. Lui manquaient aussi les berceuses que sa mère et son père chantaient doucement le soir à son petit frère, et qu’il aimait toujours écouter. Mais c’est bien son jeune frère, qui lui manquait le plus, et ce sentiment faisait parfois craquer dans une gerbe de colère la carapace qu’il s’était créée.
Un jour, alors qu’ils jouaient tous dans la serre, et que le garçon se remettait d’avoir trop couru après ses amis, la Princesse Ellira Lucinda vint s’adosser au mur à ses côtés.
— Un jour, je ferais en sorte que vous soyez tous libres. Personne ne devrait jamais être privé de sa liberté comme vous l’êtes. Je hais l’Empire pour ce qu’il vous a fait subir, je hais l’Empire qui vous empêche d’être qui vous devriez être, je hais l’Empire pour le poids qu’il fait porter sur mon petit frère, je hais tout simplement l’Empire pour être l’Empire.
Choqué d’entendre de tels mots venant de la bouche de la seconde héritière au trône de l’Empire, Magellan se tourna vers cette fille qu’il savait précoce, mais que personne ne s’imaginerait tenir de telles paroles à son âge, et encore moins dues à son rang.
— T’es sérieuse ?
Lucinda lui rendit son regard, et il lut dans ses yeux, la braise qu’il avait vue dans ceux de son père un an auparavant.
— Plus que jamais.
Paddy arriva alors devant eux, couvert de sueur, et leur prit à chacun la main.
— Vous venez ? Lulu est trop fort, on arrive pas à l’attraper.
Et autant pour son meilleur ami que pour celle qui allait finalement devenir une amie proche, il répondit.
— Foutons-lui sa raclée ensemble.
Cette nuit allait être la dernière, où les deux amis pourraient partager le même lit, comme à leurs jeunes années, Paddy et Magellan se trouvant séparés pour l’année à venir, et ce au minimum. Car même si tous deux continuaient leurs études sur le campus impérial, ils ne seraient plus logés dans la même chambre ni le même bâtiment. Et alors que la formation de Paddy l’emmènerait très vite sur le terrain, puis sur le champ de bataille, pour des missions toujours plus périlleuses, celle de Magellan le ferait rester plusieurs années au sein de l’académie, afin d’apprendre les nombreuses disciplines nécessaires à l’exercice de la médecine, avant de partir à son tour sur le terrain comme officier médical. Mais comme tous ces camarades, Magellan espérait secrètement que son meilleur ami arrêterait de s’entêter à vouloir suivre les traces de Lucas, son premier amour, duquel il n’était toujours pas guéri. Il en avait toujours voulu à Lucas d’avoir brisé le cœur de son ami en ne s’étant jamais rendu compte des sentiments profonds de Paddy envers lui, ce dernier n’ayant, jusqu’à récemment, d’yeux que pour Lucinda. Désormais, tout ce que désirait Magellan fut que son meilleur ami trouve le bonheur, et il savait que pour ce faire, il devrait s’éloigner aussi loin que possible de cet Empire de malheur.
Paddy avait fini par s’endormir dans ses bras, épuisé de nouveau par ses larmes, et bercé par les mouvements de ce train les conduisant de nouveau vers le campus de l’Académie impériale. Il ne savait pas si sur la couchette en face de la leur, Caleb et Avery dormaient, qu’ils remercieraient toujours d’avoir partagé leur famille avec son si précieux ami.
Il chuchota alors à l’oreille de son compagnon de toujours.
— Dors, mon gentil Paddy, ton chevalier Tortue pour toujours te protègera.
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