Photo en noit et blanc, d'une femme assise devant un fond noir. Des cheveux long lui mansque le visage, tout comme son genou, qu'elle ensserre dans ses bras.

À toutes fins

Gwendoline marchait seule dans la rue bondée, sous le faible crachin froid d’octobre.

Son bras gauche plâtré en écharpe lui faisait mal, et ce malgré les deux antidouleurs qu’elle venait de prendre. Elle enfourna sa main droite dans sa poche, à la recherche rassurante des deux derniers cachets qui lui restaient, et des quelques pièces qui étaient désormais tout ce qui lui restait pour survivre. Elle n’avait plus eu de quoi payer sa chambre dans ce motel miteux où elle vivait depuis quelques jours. Et cette fois, elle était bien décidée à ne pas retourner chez son ex-compagnon violent, qui bien qu’agresseur, avait pu tout garder, jusqu’à leur tissu familial et social, la faisant passer aux yeux de tous pour une hystérique affabulatrice, dans ce petit monde aux lois patriarcales faites pour protéger leurs pairs.

Elle en était là, à se demander si elle devait continuer, quand le monde autour d’elle lui sembla ralentir, puis se figer, jusqu’aux gouttes de pluie elles-mêmes.

Et alors elle crut distinguer à la limite de son champ de vision gauche, quelque part entre son épaule et son dos, une forme sombre aux contours indistincts, presque brumeuse, fuyante. Elle se retourna prestement pensant dans un premier temps que son ex-compagnon l’avait retrouvé, malgré le mal qu’elle s’était donnée pour disparaître, mais la forme sembla bouger en même temps qu’elle.

— Tes désirs peuvent prendre forme.

Elle entendit une voix caverneuse, qui ne semblait n’avoir aucun genre et aucune source distincte.

— Plus jamais tu n’auras à fuir.

Asséna de nouveau la même voix sur le même ton, qui paraissait ni menaçante ni condescendante.

— Qui êtes-vous?

— Tu auras plus de pouvoir que quiconque sur cette Terre si tu le désires.

— Partez!!!!

Elle cria presque, certaine de vivre une hallucination à cause de la douleur, de la fatigue ou de la faim.

— Si c’est ce que tu désires vraiment, alors je le ferai, mais tu perdras le peu qu’il te restait.

— Vous voulez me tuer ?

— Non, pas moi, et tu le sais.

— Je…

— Accepte, et plus jamais tu ne seras dans cette situation.

— Que.. comment?

— Le savoir. Si tu acceptes, alors tu connaîtras toute information, quelle qu’elle soit, avec trois jours d’avance, et ce quel que soit le support où tu la verras.

— Je suis morte, c’est ça ?

— Non.

Elle était désormais certaine d’halluciner, peut-être que les médicaments qu’elle avait reçus du dispensaire étaient-ils éventés ou périmés.

— Vous êtes le Diable ?

— Quel qu’il soit, je ne suis pas lui.

— Je… C’est un piège, c’est ça ?

— Non. Tu peux refuser, et alors tout redeviendra à ta normale.

— Et si j’accepte ?

— Alors tu auras la connaissance.

— Comme ça ? Sans condition ?

— Ce qui doit mourir doit périr, c’est dans l’ordre des choses. Tu ne devras jamais aller à l’encontre des morts ayant été annoncées durant ces trois jours.

— Pourquoi moi ?

— Car j’étais toi.

— Moi?

— Acceptes-tu?

— Et si j’empêche une mort, alors qu’adviendra-t-il ?

— Alors tu mourras, et toute ta lignée disparaîtra, ainsi que tout ce qu’elle n’aura jamais fondé, découvert ou bâti.

Elle était à la fois effrayée, mais en même temps certaine de délirer, et elle prit alors la décision la plus irrationnelle de sa vie.

— J’accepte.

La vie autour d’elle reprit son rythme effréné, sous la forme d’un homme avec un café à la main qui buta dans elle, renversa un peu de sa boisson sur son costume bon marché, et continua d’avancer en proférant des insultes à son encontre.

Elle avait le cœur qui battait fort, et la tête lui tournait, tout cela n’avait pu être réel.

Elle prit son portable à l’écran fissuré en main, et vit qu’il indiquait jeudi ; et pourtant elle était certaine d’être lundi, puisqu’elle venait de perdre sa chambre de motel, à moins qu’elle fût définitivement en train de perdre la raison.

Elle s’avança jusque dans une ruelle, où l’eau s’écoulait dans une rigole avant de disparaître par une grille, et elle reprit son souffle. Elle revérifia son portable, et cette fois ouvrit la météo qui indiquait la même date, ainsi qu’un soleil radieux, alors que le temps était toujours à la pluie.

Se pourrait-il qu’elle n’ait pas rêvé ? Elle remit son téléphone en poche, et retourna à la recherche de sa monnaie. Après tout, qu’avait-elle à perdre ?

Elle reprit sa route, désormais pourvue d’un but. Et au bout d’une dizaine de minutes, elle trouva le lieu qu’elle cherchait, un établissement de paris légaux, lieu de l’hypocrisie, du mensonge, et de la ruine.

Elle consulta l’un des tableaux d’affichage et son portable tour à tour, une fois qu’elle eut trouvé la page des résultats hippiques. Elle avait tout juste de quoi parier sur un vainqueur. Elle choisit une course se déroulant deux heures plus tard, et si tout cela s’avérait véridique, le gagnant lui rapporterait quarante-deux fois sa mise. Pas de quoi devenir riche, mais au moins elle pourrait avoir le ventre plein, et un toit décent au-dessus de la tête pour la nuit à venir.

Elle paria, s’assit et attendit, dans cette salle aux murs décrépis, qui sentait le mauvais café et la transpiration.

En réalité, Gwendoline ne se faisait que peu d’illusions, et retourna aux pensées qu’elle avait eues ce matin-là avant son hallucination, ou quoique cela fut.

Elle ne se rendit pas compte du temps écoulé, seulement quand une femme peu amicale l’informa que l’établissement allait fermer quinze minutes plus tard. Par acquit de conscience, elle alla faire vérifier son ticket à un comptoir, et ne réalisa pas de suite qu’elle avait gagné, pas même quand elle mangea un repas chaud consistant, pas même quand elle se coucha dans un lit dont les draps n’étaient pas douteux.

Non, elle réalisa réellement en se réveillant.

Alors elle voulut revérifier. De nouveau la météo ne correspondait pas, et par deux fois elle regagna aux courses hippiques.

Elle n’avait pas rêvé, l’apparition, n’ayant pas de mot plus adéquat pour la désigner, lui avait dit la vérité.

Alors elle paria de nouveau, mais avec méthode. Jamais plusieurs fois de suite sur le même sport, jamais deux fois au même endroit, et surtout avec des pertes régulières, de façon à ne pas attirer l’attention sur elle. Une leçon qu’elle avait apprise à son fort défendant au cours de ses dix années de vie commune. Et elle faisait en sorte de gagner tout de même suffisamment pour pouvoir mettre de côté assez rapidement.

Sa seule extravagance fut une chambre correcte dans un bon hôtel.

Malgré le fait qu’elle se concentrait sur les pages de résultats sportifs, elle était tout de même consciente des événements locaux et mondiaux peu réjouissants à venir. Elle se convainquit qu’avec seulement trois jours de délai, et à son faible niveau, elle ne pourrait dans tous les cas rien y faire.

Malgré tout, elle prit assez vite la décision de se faire ligaturer les trompes, afin d’être certaine de ne jamais engendrer de descendance, et ainsi ne jamais faire endurer le terrible fardeau des conséquences à d’hypothétiques enfants, si elle venait à enfreindre la seule et unique règle qui lui avait été imposée.

À côté de cela, elle prit des cours en ligne de gestion et de trading, afin d’accéder par la suite à une autre forme de pari, la bourse.

Ce qu’elle fit, avec toujours les mêmes précautions, afin de ne jamais attirer l’attention sur elle.

Assez vite elle eut les connaissances et le pécule nécessaires afin de se camoufler complètement derrière des opérations légales, et ainsi ne jamais révéler son identité.

Malgré sa bonne fortune, elle ne put oublier d’où elle venait, et fit en sorte de pouvoir aider ceux de son ancien quartier, sous forme de dons, et d’actions en faveur de l’amélioration de la vie communautaire, là encore sans jamais dévoiler son identité.

Après tout, la règle lui demandait de ne pas interférer avec les décès dont elle aurait pu avoir connaissance, mais ne disait rien quant à ceux à venir à long terme, et elle avait le sentiment que par ses bonnes actions, elle pourrait en éviter.

Les années avaient passé, Gwendoline avait vieilli et le monde changé autour d’elle. Elle avait toujours accès à toutes les informations trois jours à l’avance, et ainsi elle avait pu étendre sa fortune à un niveau des plus élevé, mais aussi son influence à sa ville tout entière, ainsi que sa banlieue. D’abord avec difficultés, dues à la corruption et aux failles d’un système qui générerait toujours plus de misère, puis en contournant les règles, et en mettant ledit système en défaut, elle avait pu améliorer les choses dans l’ombre. Du moins ce sur quoi elle avait eu la main.

Car le climat avait drastiquement changé, entraînant dans son sillage une troisième guerre mondiale, et avec elle l’écroulement de la majorité des gouvernements, au profit de Corporations qui avaient fini par se révéler au grand jour, et qui avaient été jusqu’alors les véritables maîtres des nations depuis leurs coulisses. Et ce jusqu’à l’avènement de cités-États, dont la sienne.

Dans les autres cités-États, seul un petit nombre de personnes, vivant dans l’opulence, dirigeait via la force, la défiance et la peur, une majorité qui quand elle ne pouvait plus servir de main-d’œuvre exploitée jusqu’à la lie, était abandonnée à elle-même dans des conditions de vie intolérables, tandis que dans sa ville l’égalité et la solidarité étaient de mise. Tous ses citoyens recevaient le même revenu, quelle que soit leur contribution ou non à la communauté, et les enfants avaient pu garder l’innocence et l’insouciance qui leur était propre. Bien entendu, elle avait été obligée de se pourvoir de sa propre armée privée afin de protéger son utopie. Mais il était bien plus simple d’obtenir la fidélité des troupes pour leur communauté, quand celles-ci savaient que leur famille vivait, et vivrait toujours, dans de très bonnes conditions de vie tant que le dôme de leur cité perdurerait.

Bien entendu, elle était parfois obligée de traiter avec ces autres cités dont les dirigeants la répugnaient, afin d’échanger ressources, technologies et savoir. Mais elle préférait garder ses contacts au strict minimum, ayant pris conscience au fil des années que la réelle richesse était le savoir, tel que lui avait confié l’apparition, que jamais elle n’avait revue, et dont elle avait l’intime conviction que jamais elle ne la reverrait.

Personne ne savait qui elle était, aussi bien dans sa cité, où elle vivait dans les mêmes conditions de vie que le reste de la population, et où elle menait une vie publique en tant que directrice d’une crèche, que chez les Corporations adversaires, ayant affiné à l’extrême le contrôle des informations la concernant, et développé à la limite de la paranoïa des contre-mesures afin de préserver son identité.

Mais bien entendu, le mode de fonctionnement de sa cité, ainsi que sa bonne fortune agaçaient, et des corporations adverses avaient essayé à plusieurs reprises d’entrer en guerre contre elle. Et même si elle ne pouvait éviter des morts, elle restait toujours mieux préparée, et résistait.

Malgré tout, le poids de toutes ces morts annoncées pesait de plus en plus lourd sur sa conscience.

Alors que cela faisait plus de cinquante ans que l’apparition avait changé sa vie, et par ricochet celle de bon nombre d’autres, une autre attaque contre sa ville eut lieu. Plus insidieuse, plus véhémente, plus personnelle.

L’un de ses adversaires infiltra dans sa cité le pire des tueurs, afin de la faire tomber de l’intérieur et faire main basse sur ses ressources, et sa richesse supposée, l’entraide, la sécurité, et des conditions de vie plus que confortables, ayant en réalité remplacé l’argent dans celle-ci.

Ce tueur s’en prenait non pas à la vie des forces de sécurité, ou de qui il aurait pu penser être le dirigeant de l’ombre, mais la vie de très jeunes enfants innocents. Et toutes les semaines, un enfant était retrouvé sauvagement assassiné.

À l’annonce de la huitième mort, elle n’en put plus et craqua. Elle avait déjà pris toutes les dispositions nécessaires afin que se poursuive son rêve si elle devait venir à périr, ce qui arriverait sans coup férir lorsqu’elle ferait en sorte que ce criminel soit arrêté, et ce petit garçon sauvé.

Et ce fut ce qui se produisit lorsque le tueur fut arrêté alors qu’il entrait dans l’appartement de sa future jeune victime.

Mais les conséquences ne furent pas celles que Gwendoline avait supposées. Elle avait toujours pensé que par lignée, l’apparition avait désigné sa descendance, mais en réalité cela concernait aussi son ascendance.

D’abord ce fut ses parents, puis les parents de ceux-ci qui furent effacés du registre de l’humanité, tout comme leurs autres enfants, et par ricochet ceux de ces derniers. Puis comme une traînée de poudre, toutes les strates de sa famille furent effacées génération avant génération, entraînant chaque fois une cascade de disparitions des mémoires d’êtres vivants, mais aussi de leurs accomplissements.

La traînée s’étendit au cours de l’Histoire, Moyen-Âge, Antiquité, Préhistoire. Ainsi, toutes les grandes découvertes du genre humain disparurent. Puis ce fut le tour de l’Homo sapiens de disparaître en tant qu’espèce, ainsi que ses prédécesseuses, puis ce fut le tour de toutes les espèces de primates, jusqu’à l’ensemble des mammifères. Mais la traînée ne s’arrêta pas là, et remonta jusqu’au bouillon de vie primordial, et les premières cellules qui en émergèrent, et elle les fit disparaître, déclenchant une toute nouvelle évolution de la vie.

TdvMw-LoRmW planait entre les phases sans but. Iel venait d’être expulsé de la ruche, car jugé non nécessaire, car pas assez productif pour celle-ci. Son lien avec tous les autres membres de son collectif avait désormais été coupé. Iel en était à se demander si iel ne ferait pas mieux de tout arrêter, plutôt que de rejoindre les exilés de la ruche et vivre une vie sans but, coincé entre deux phases de façon quasi végétative, quand le temps autour d’ellui lui donna l’impression de ralentir, jusqu’à s’arrêter. Alors, une forme aussi solide et inamovible qu’un roc, et pourvu d’une curieuse excroissance en forme de cylindre blanc, se planta devant ses yeux, tous ses yeux. Iel comprenait que la forme le fixait même si iel ne comprenait pas comment, et iel eut beau changer de phases, la forme se trouvait toujours au même plan fixe de son champ de vision. Et la forme s’adressa alors à ellui.

— Tes désirs peuvent prendre forme. Plus jamais tu n’auras à fuir.


Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Newsletter:

Abonnez-vous à notre newsletter!

Extrait:

Qui suis-je?

Fan de pop-culture et de geek-culture, j'ai d'abord commencé à écrire pour le côté catharsis de l'exercice.
Aujourd'hui j'embarque pour la publication de mon premier roman, la première pierre de ma saga Dreamers. Si j'arrive à faire voyager ne serait-ce qu'une personne dans mon univers, alors j'aurais la satisfaction d'avoir pu partager une part de qui je suis.

Lire en Musique