image d'un pont en métal et pierre, de style arche moderne. La photo a été prise au moment du crépuscule, laissant paraitre le pont tel une ombre

Plus Jamais

En cette veille de Noël, le vent froid cinglait entre les piliers du pont où s’abritait habituellement une dizaine de personnes sans domicile fixe. Mais ce soir, seulement deux jeunes se trouvaient là, essayant de se réchauffer devant un feu qu’ils ne se rappelaient pas avoir allumé, serrés sous un abri de fortune composé de cartons et de bric-à-brac.

Malgré la présence de son camarade à ses côtés, et du feu devant lui, Erwan grelottait comme s’il avait été plongé dans l’eau glaciale du fleuve partiellement gelé qui passait à un pilier de là, spectateur indifférent et indolent de leur souffrance.

Yanis avait de la peine pour ce garçon qui au fil de l’année écoulée, avait fini par devenir son ami et son confident. Quand ils se sont rencontrés à Noël dernier, Yanis était déjà à la rue depuis un an, et assis à ce même endroit. Il avait vu Erwan arriver près du feu, grelottant tout comme aujourd’hui. Et tout comme ce jour-là, il se serra près de lui pour essayer de le réchauffer, alors que lui-même était glacé, et il s’employa à détourner son attention.

Les deux garçons savaient que l’un et l’autre détestaient Noël, autant, car ils s’étaient retrouvés à la rue tous deux un vingt-cinq décembre, autant par leur passif, mais jamais ils n’avaient abordé le sujet. En réalité, Erwan parlait peu, et seulement avec Yanis, et même ce dernier était avare de ses mots, comme si les conserver pouvait aider à réchauffer son cœur qui avait à tout jamais été brisé, il y avait tout juste deux ans. Et sans que son camarade lui en fasse la demande, Yanis commença à lui raconter ce qui s’était passé avant sa fuite de ses parents.

Erwan savait que Yanis était battu par son père quand il vivait, encore, chez lui. Son corps pouvait en témoigner. Ce qu’il ignorait, c’est qu’il avait un frère plus jeune de trois ans. Tous les ans pour le réveillon de Noël, le père emmenait fils et épouse à la messe de minuit, sûrement afin de racheter son âme à jamais noircie par les feux glacés de tous les enfers imaginables. Et tous les ans à leur retour chez eux, les mêmes enfers s’abattaient sur les jeunes garçons, encore plus que le reste de l’année.

Ce qui se passa en ce réveillon, Yanis ne l’oublierait jamais. Il avait alors treize ans, et son jeune frère dix. Son cadet avait prétexté une envie pressante avant de rentrer dans l’église, afin de s’éclipser derrière celle-ci quelques instants à l’abri des regards, et surtout du regard de leur père, malgré le fait qu’il savait que cet acte lui en cuirait. Et ce fut la dernière fois qu’il lui parla. Quand ils sortirent de la messe, leur père malveillant bouillait de rage, mais ils n’eurent pas loin à aller pour retrouver le jeune garçon. Malgré la bruine qui s’abattait, Yanis reconnut le corps de son frère assis contre un grillage, sa ceinture autour du cou, ayant choisi de se soustraire à tout jamais aux mauvais traitements de trop à venir.

La journée qui s’ensuivit passa comme un mauvais rêve, enfermé dans la chambre aux murs décrépis et aux meubles absents, qu’il avait partagée jusque-là avec le seul point de chaleur qu’il n’avait jamais goûté dans sa morne et triste vie. Tout ce dont Yanis se souvint, c’est l’urgence qu’il avait ressentie. Il n’ignorait pas ce dont son père était capable, et il savait ce qui finirait par arriver s’il ne partait pas au plus vite. Leur géniteur avait depuis bien longtemps scellé leur fenêtre, et mis un verrou à leur porte, il n’eut alors d’autre choix que de briser un carreau pour s’enfuir. Et outre le vent qui lui donna la chair de poule sur tout le corps, le verre qui se brisa lui fit courir un frisson sur l’échine. Son bourreau entendit tout de suite le bruit, et comprit que son aîné essayait à son tour de se soustraire à ce qu’il considérait comme une légitime autorité. Yanis fit tout pour échapper à son père, et alors que ce dernier avait fini par le rattraper, serrant ses deux mains autour du cou du trop frêle adolescent, il avait réussi à se dégager in extremis, et avait trouvé refuge sous ce même pont, où il avait fini par s’installer.

À l’entente de l’histoire de son camarade, deux larmes glissèrent des yeux d’Erwan, qui devinrent aussitôt poussière de givre sous l’effet de la température négative. Sa main trouvant juste celle de cet ami, qui depuis un an représentait le seul monde qu’il lui restait.

Erwan commença alors son histoire. Yanis n’ignorait pas la raison qui avait amené à la fugue de son âme-frère, il en ignorait juste les conditions.

Aussi loin qu’il s’en souvienne, tous les ans, Noël était synonyme d’amertume pour le jeune Erwan. Alors que ses cousines et ses cousins s’empressaient de déchirer les emballages, et de s’extasier devant leurs contenus, lui n’y prenait aucun goût, sachant que ce qu’il y trouverait, ne correspondrait pas à qui il était en réalité. Réalité que ses parents s’évertuaient jour après jour à écarter derrière le voile morne et hostile de leur idée sur qui il devait être.

Il avait treize ans l’an dernier à ce même réveillon fade en famille, où il avait fini par faire surgir qui il était vraiment sous la chape d’artifices que l’obligeait à porter ses parents. Dire que sa révélation jeta un froid sur la soirée est digne du plus doux des euphémismes. Un bloc de glace en se brisant éclatait en moins d’éclats que ce que la vérité d’Erwan déclencha.

Mais en se libérant, il avait aussi scellé son sort, et dès le lendemain après-midi, il fut conduit par son père sur un parking mort, où il fut embarqué de force dans une camionnette sans vitre, en compagnie d’autres gamins de tout âge, qui avait célébré le dernier Noël de leur vie, d’où ils auraient pu tirer un peu de chaleur. Il entendit alors juste deux mots, thérapie et conversion. Il avait entendu parler de ce genre d’endroit hostile où ils étaient conduits, et des horreurs sans nom qui leur seraient appliquées.

Il ne devait pas être le seul, car à l’approche d’un pont comme celui-ci, l’une des ados, qui devait avoir l’âge de Yanis aujourd’hui, se rebella, et, il ne sait comment, permit au groupe de jeunes prisonniers et prisonnières de s’enfuir. Mais très vite, Erwan fut séparé des autres, avant de trouver un peu de chaleur auprès de celui qui depuis un an ne l’avait jamais quitté, et avait été le seul à l’appeler par ce prénom véritable.

Sans un mot, Yanis serra son ami grelottant autant par le froid, que par la peur et le chagrin que faisait vivre en lui, ce souvenir qui refusait de mourir.

Les garçons restèrent là, à fixer le feu devant eux, atones.

Puis le son des cloches de l’église leur parvint avec la caresse du vent, qui le charriait depuis les quelques pâtés de maisons où l’édifice couvert de gel se dressait.

Minuit sonnait, le jour de Noël était.

Le son des cloches passa entre les piliers d’un pont où s’abritait habituellement une dizaine de personnes sans domicile fixe. Mais en cette nuit indissociable d’aucune autre, aucun d’entre eux ne désirait se trouver là, et aucun feu ne brûlait. Seul l’écho de deux voix se fondait dans la brume de cette nuit de Noël, deux voix prononçant juste deux mots à l’unisson.


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Qui suis-je?

Fan de pop-culture et de geek-culture, j'ai d'abord commencé à écrire pour le côté catharsis de l'exercice.
Aujourd'hui j'embarque pour la publication de mon premier roman, la première pierre de ma saga Dreamers. Si j'arrive à faire voyager ne serait-ce qu'une personne dans mon univers, alors j'aurais la satisfaction d'avoir pu partager une part de qui je suis.

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