Après-demain, la forêt rentrera de nouveau dans son cycle meurtrier. Et je crois que c’est mon devoir de garde forestier de relater les évènements dramatiques qui s’y sont déroulés au fil de ces cycles, et comment ils ont impacté ma vie. À cette comptabilité macabre, je joins différents articles parus à chacune des périodes assassines.
1966
J’avais quinze ans lorsque le premier cycle a frappé. Du moins le premier qui a été répertorié, car mon oncle pensait que si celui-ci avait intéressé les gendarmes de l’époque, c’était, car l’une des victimes était le fils de l’un des notables du bourg voisin. Et puis il avait ajouté lors d’un repas de famille quelque chose qui m’avait marqué : « qui à ces époques lointaines se serait intéressé à la disparition de quelques paysans, mineurs ou autres enfants de rien ».
Mon oncle, le garde forestier de l’époque, était fier de, comme il l’appelait, « sa forêt ». Il en connaissait chaque recoin, et son seul regret était la carrière qui la jouxtait et qui avait mordu dessus. Heureusement, elle a par la suite fermé au milieu des années soixante-dix, faute de ressource.
Lors de ce premier cycle, quatre victimes ont été à déplorer, une famille de trois personnes et un campeur. Aucune trace des victimes n’a été retrouvée, à l’exception d’une chaussure du jeune garçon de la famille.
Mais la forêt a fait en réalité une cinquième victime. Un SDF qui a été retrouvé en possession d’une couverture appartenant au campeur. Les gendarmes n’ont pas été chercher plus loin, cette « preuve » leur suffisait. Il était de par son statut de paria le coupable idéal. Malheureusement, ou heureusement pour lui, il est mort six mois plus tard d’un cancer de la trachée.
Et à l’époque, personne n’a creusé plus. Personne n’a noté que le père de famille était connu comme violent au village, et tout le monde savait qu’il battait femme et enfant, même si personne ne disait rien. D’ailleurs, beaucoup étaient ceux qui espéraient que la pauvre femme se soit débarrassée du mari violent, et ait fui avec son fils. Quant au fils de notables, il n’était pas un simple randonneur, mais s’adonnait au braconnage intensif.
1976
N’ayant peu de goût pour les travaux de la ferme, et encore moins pour la discipline que nous « inculquait » notre père à l’aide de sa ceinture, j’ai sauté sur la proposition de mon oncle de devenir, en quelque sorte, son apprenti. Car malgré tout, j’aimais la nature et j’avais toujours été complice de cet oncle un peu bourru, mais qui n’hésitait pas à se quereller avec son frère pour nous défendre ma sœur et moi.
Désormais, j’avais vingt-cinq ans, et une fois la corvée de mon service militaire balayée, j’avais vite rejoint mon oncle en tant que garde forestier. Je ne gagnais pas grand-chose, le canton ayant rechigné à engager un second garde en ma personne, même si mon oncle avait fini par leur faire entendre raison, mais à un salaire moindre jusqu’à sa retraite. Mais cette situation me suffisait et j’étais heureux. J’avais aidé mon oncle à bâtir un prolongement à sa modeste demeure, afin de m’y faire une chambre, et j’étais enfin libre de mes allées et venues, sans remontrance ni sanction.
Malheureusement, c’est moi qui ai fait la macabre découverte, un chien et un cerf à moitié dévorés. Non, le terme n’est pas le bon, ils avaient été comme découpés net. Au chien, il manquait la tête et la patte avant gauche, et au cerf, le dernier tiers du corps, ses intestins s’étant déversés jusqu’à rejoindre le corps décapité du chien en un tableau macabre, qui m’a fait rendre mes repas des trois derniers jours, n’ayant jamais imaginé que je pouvais vomir autant. Non loin, reposait un fusil dont les deux cartouches avaient été tirées.
Trois jours plus tard, il a été découvert que le fusil appartenait à un vieux gars toujours serviable du village, porté disparu.
À ce moment-là, aucun lien ne fut fait avec l’affaire de dix années plus tôt. Mais quand deux jours plus tard, mon oncle et moi fûmes réquisitionnés par la gendarmerie afin de faire une battue pour retrouver un contremaître et deux ouvriers travaillant à combler les mines de la carrière voisine, l’affaire du « SDF tueur » était de nouveau sur toutes les bouches. Et bien entendu, aucun des trois hommes ne fut retrouvé.
Ce qui fut trouvé par contre, ce sont des photographies obscènes de très jeunes garçons dans l’appartement du vieux gars. Et là encore, il eut une victime supplémentaire. C’était l’un de mes amis. Il était toujours mélancolique, un peu ailleurs, mais nous nous entendions bien. Ce que je ne savais pas, c’était que le vieux salopard avait abusé de lui quand nous étions minot.
À la découverte des photos, il s’est tranché les veines avec le couteau de chasse de son père. À ce qui parait, son sang était aussi noir que le pétrole. Il a été décidé que son geste était vu comme un aveu de sa culpabilité alors que pour moi, non. Cela était la seule façon pour lui de se protéger des commérages, et du qu’en-dira-t-on. Et puis je le connaissais, nous avions même fait nos classes à l’armée ensemble, il aurait été bien incapable de faire du mal à qui que ce soit, et il devait être désespéré pour s’en faire à lui-même. De plus, cela nous étonnait fortement mon oncle et moi, qu’un couteau de chasse puisse trancher aussi nettement les chaires, tendons et os des animaux.
Quant aux trois autres hommes, le contremaître touchait des pots-de-vin pour enfouir des produits toxiques en remblayant les mines. La gendarmerie s’empressa de classer l’affaire en disant qu’ils avaient dû tomber tous les trois dans un boyau désaffecté. Mais certains commencèrent à dire qu’il y avait peut-être quelque chose ou quelqu’un au fond de la forêt, et des rumeurs commencèrent alors à courir.
1985
J’avais trente-quatre ans, mon oncle avait pris sa retraite et j’étais le seul responsable de la forêt comme il disait. Plus grand monde ne pensait aux disparus précédents, hormis durant une soirée trop avinée, ou pour faire stupidement peur à des petiots.
Cette année-là, le premier disparu fut un chasseur qui était parti en forêt avec un ami à lui. Ils s’étaient séparés tout en communiquant pour ne pas se tirer dessus. Mais lorsque le survivant a entendu son camarade crier, il l’a rejoint. Mais le temps d’arriver, son ami avait disparu sans laisser de trace, hormis celles de son passage.
Ensuite, ce fut un couple de retraités qui disparut. C’est un malheureux promeneur qui a fait la macabre découverte, et qui est venu à ma rencontre, essoufflé, pour me dire que son chien avait trouvé une main de femme dans les racines. C’est la voiture des retraités qui a finalement permis de les identifier.
Enfin, ce fut le tour de l’un des jeunes du village qui avait apparemment l’habitude de partir en forêt, même si je n’avais aucun souvenir de ne l’avoir jamais croisé, mais après tout la forêt est grande.
Forcément, il eut une victime en plus, le chasseur survivant. Il a été accusé d’avoir tué son camarade, à cause d’une dispute quelconque qu’ils avaient eue au café du village. Il a été accusé d’avoir tué les trois autres disparus pour couvrir ses traces. Et ce même, si chez lui il n’y eut de trouvé aucun outil capable de tailler la main de la vieille femme aussi nettement.
Quatre mois plus tard, il est mort d’un infarctus du myocarde, son cœur étant soi-disant aussi noir qu’un morceau d’obsidienne.
Forcément, les quatre disparus avaient là aussi un passif. Le chasseur avait été accusé d’avoir violé une auto-stoppeuse six mois plus tôt, les retraités faisaient des fraudes aux assurances, quant au jeune il s’adonnait aux meurtres et à la mutilation des chats du village, et autres petites créatures.
C’est lors de ce cycle de disparitions que fut établi le premier fait suspect, enfin s’il est fait abstraction de l’affaire en elle-même. Toutes les disparitions avaient lieu lors de la dixième lune descendante de l’année, entre la pleine et la nouvelle lune.
C’est aussi la première année où l’affaire fut médiatisée nationalement. Une grande chaîne nationale ayant même voulu m’interviewer pour connaître mon avis. Le canton m’avait interdit de répondre aux journalistes, et même sans cette dernière, je ne l’aurais pas fait de toute façon, par respect pour les victimes.
Après les évènements, des scientifiques ont envahi la forêt, et pire encore, des adeptes des complots et autres ufologues. C’est là que les premières théories farfelues sont apparues, comme des enlèvements par des aliens, des loups-garous et autre joyeuseté, et même le chupacabra, pour la plus saugrenue d’entre elles.
1993
J’avais alors quarante-deux ans, et comme tous les ans à la même époque la forêt était interdite pour éviter un drame. Mais bon, cette interdiction n’empêchait pas les chasseurs d’y aller, ni des jeunes en mal de sensations. Comment les en empêcher de toute façon à moi seul ? Et ce ne sont pas les barrages de gendarmerie sur les routes menant à la forêt qui pouvaient le faire.
La sonnette d’alarme fut tirée, lorsqu’un gamin de dix ans, d’un foyer à dix kilomètres de là, a fugué. Mais la crainte de la forêt était présente et les volontaires pour la battue se résumaient à quelques gendarmes, les éducateurs du foyer et forcément moi.
Nous en étions à trois jours depuis sa disparition, et forcément plus grand monde ne pensait retrouver le minot, et les médias parlaient déjà d’une victime de plus. Mais alors que le soleil était à son zénith, j’ai entendu sa respiration rapide. Il avait l’air mal-en-point, arborait un coquard, et ses vêtements, qui même avant cela avaient sûrement déjà bien vécu, étaient en mauvais état dû à ces trois jours passés livré à lui-même en forêt. À aucun moment, il ne s’est aperçu de ma présence. Son regard était happé vers le sol. Et là, j’ai vu ce qu’il regardait. Son ombre était comme mouvante, sa surface bougeait en ondulations horizontales, et comme des pics montaient et descendaient par endroits. Je n’ai pas réfléchi plus que cela, et je me suis jeté sur le gosse espérant l’éloigner de ce que mon cerveau interprétait comme un marasme d’insectes. Mais quand je me suis retrouvé au sol avec le petit contre moi, j’ai vu que le marasme avait suivi la forme de nos deux ombres conjuguées. Là, j’ai bien cru que notre heure était venue à tous les deux. J’ai serré la tête du garçon contre mon torse et j’ai fermé les yeux, n’ayant même pas eu le courage de lui mentir pour lui dire que tout irait bien. Puis j’ai entendu un bruit dans les broussailles derrière moi, et j’ai alors décidé de rouvrir les yeux et j’ai vu que nos ombres étaient simplement cela, des ombres. Malgré tout, j’étais figé sur place, et le gamin aussi. Il m’a fallu plus de trente minutes pour me reprendre, et le minot ne voulant me lâcher, je l’ai porté jusqu’à la tente des recherches. Mais là encore, il ne voulait pas se détacher de moi, et c’est seulement après lui avoir promis que je resterai avec lui pendant son transfert à l’hôpital, qu’il a bien voulu se laisser prendre en charge. Malgré tout, il n’a pas pipé mot, et était clairement en état de choc.
Le lendemain, j’ai appris que deux moniteurs n’étaient pas rentrés après avoir été prévenus que le petit avait été retrouvé. Et cette fois, la forêt avait de nouveau bel et bien frappé, car le talkie-walkie de l’un des éducateurs a été retrouvé le lendemain, sans aucune trace d’eux.
Ce furent les deux seules victimes de ce cycle. Enfin non, pas tout à fait. La directrice du centre a été inculpée. Apparemment, c’est elle que j’aurais entendue derrière moi d’après les gendarmes. Son mobile était de se couvrir des agissements de l’un des moniteurs disparus, qui frappait, insultait et fermait les yeux sur pire encore au sein du foyer. L’autre éducateur était lui une victime collatérale. Et comme d’habitude, la directrice est morte peu de temps après, hémorragie cérébrale.
Plusieurs scientifiques, dont des spécialistes des insectes, m’ont interrogé sur ce que j’avais cru voir. Mais une fois encore rien n’a été trouvé ou prouvé, hormis qu’il y avait eu des crimes. Malgré tout, des détecteurs ont été placés à différents endroits de la forêt pour l’étudier toute l’année.
Enfin non, en réalité deux choses ont été découvertes, la première, peu de temps après ce cycle. Un journaliste à sensation a creusé le passé des anciens défunts pour savoir si eux aussi avaient des choses à se reprocher, et c’est là que nous avons appris le passé de nombre d’entre eux. Je vous laisse voir les titres des journaux que j’ai laissés dans ce carnet.
L’autre point a été découvert soi-disant par l’enfant de l’un des enquêteurs. Mais après tout, pourquoi pas, car les enfants ont le don de voir les choses les plus simples, qui échappent à nos yeux d’adultes. Toujours est-il qu’il a été découvert que les cycles se passaient à un écart d’intervalle décroissant de un. Dix ans, neuf ans, huit ans, le prochain devrait avoir lieu dans sept ans donc.
Et le fameux petit fugueur, me direz-vous. Et bien, j’allais le voir tous les jours. Au départ, je restais là sans qu’il ne dise rien. Puis, petit à petit, il s’est mis à me parler de tout et de rien, mais j’étais le seul avec qui il voulait échanger, et apparemment il faisait des crises dès que je partais. De plus, son centre ne voulait pas le reprendre, puisque le département dans son grand nihilisme sous-entendait que l’enquête qui avait lieu dans son centre d’accueil, pour mauvais traitements sur les jeunes qui devaient y être protégés, était de sa faute puisqu’il avait fait éclater sans le vouloir la vérité, et non bien entendu de ceux qui maltraitaient ces pauvres gosses. Ces connards m’auraient encore fait plus vomir que ce que j’avais cru voir ce jour-là dans la forêt.
Je me suis alors renseigné si je ne pouvais pas prendre le minot chez moi. Normalement cela n’aurait dû être le cas qu’après une longue et fastidieuse, mais nécessaire, étude de mon cas, mais là ils étaient tellement impatients de s’en débarrasser, que c’est limite s’ils ne m’ont pas dit de repartir de l’hôpital en sa compagnie, le jour même.
2000
J’avais quarante-neuf ans et le petiot était désormais mon fils. Tout se passait bien avec lui, quoique la forêt n’était pas son truc, préférant sa technologie. De toute façon, vu ce qu’il avait vécu je ne le forçais pas à y retourner, même si parfois il m’accompagnait, car il comprenait qu’en dehors des cycles nous ne risquions rien, mais il restait méfiant malgré tout. Par contre, il refusait de parler de ce fameux jour, et je ne le forçais pas, cela n’aurait servi à rien.
Entre les deux cycles, nous avions eu deux copycats, ou plutôt, deux féminicides. Le premier avait paniqué après avoir tué sa femme, puis l’avait abandonné à l’orée de la forêt au milieu du printemps. Le corps a vite été retrouvé et le meurtrier appréhendé.
Le second avait froidement prémédité son acte et avait même abandonné le corps à la bonne période lunaire. Pas de chance pour lui, il avait beaucoup plu, et les animaux avaient déterré le cadavre. Mon petit pensait que c’était la forêt qui voulait que le coupable soit retrouvé. Ce salaud de meurtrier a même essayé de me faire porter le chapeau pour le crime. Ce n’était pas la première fois qu’une telle rumeur courait à mon propos, et même si de mon côté je m’en fichais, mon fils rentrait dans le lard de ceux qui osaient m’accuser. De mon côté, je me suis énervé une fois seulement, quand une personne a osé accuser devant moi le fiston d’avoir commis le crime des éducateurs. Pour revenir au tueur, mon alibi m’a aussitôt innocenté, puisque nous fêtions avec ma compagne, nos trois ans de couple au restaurant, et il a fini par être coincé.
Bien que le fameux bug de l’an 2000 n’ait pas eu lieu, la forêt réclama quand même son dû, et cela fut l’année la plus mortelle à cause de la secte de la forêt.
Une secte vénérant je ne sais quelle croyance bidon sur la « forêt maléfique » avait fini par naître. Bien entendu, il s’agissait juste d’un piège pour personnes crédules, et le piège s’est malheureusement refermé sur eux.
Mais là où habituellement la forêt prenait ceux qui commettaient des crimes à des degrés divers, et bien qu’il y ait des dommages collatéraux, cette fois le seul crime des vingt disparus était d’avoir été trop crédules, et de s’être laissés berner par un margoulin qui n’en avait eu qu’après leur argent.
Il fut d’ailleurs la vingt et unième victime. Soi-disant, une réaction à la pressurisation de la cabine, dans l’avion qui l’emmenait vers le paradis fiscal où il avait fait virer l’argent extorqué à ses disciples. D’après les rapports d’époque, ses globes oculaires avaient éclaté, faisant couler un sang épais et très foncé. Bien qu’il n’y ait aucune preuve qu’il ait effectivement accompagné ses victimes, le gourou fut accusé de les avoir conduits à se suicider. Fin du chapitre, regardez ailleurs si j’y suis.
Malgré tout, l’engouement du public pour cette affaire, le grand nombre de victimes, et le fait qu’il s’agisse d’une secte, a enfin obligé le gouvernement à réagir, enfin avec huit gares de retard comme à son habitude. La forêt fut alors mise en quarantaine derrière des grillages et des barbelés, et un petit camp militaire, ainsi que diverses installations en vue du prochain cycle furent bâties, et aussi pour permettre aux scientifiques de rester sur place afin de l’étudier.
Malgré tout, je continuais mon métier, même si désormais il comptait plus à entretenir les installations militaires en l’absence de ces derniers, plutôt que la forêt en elle-même.
2006
Cela a été l’année où la forêt a été la moins meurtrière. Juste une soldate qui s’était trop avancée dans le périmètre.
Et une fois de plus, son passé n’était pas propre, puisqu’il s’agissait d’une suprémaciste blanche, ayant déjà passé à tabac des personnes que sa haine des autres visait.
L’un de ses collègues, aussi raciste qu’elle, a été accusé de l’avoir tué, et il a été incarcéré avant de se suicider. Certains diront pousser à le faire, afin que la grande muette puisse continuer à l’être.
2011
L’année de mes soixante ans, ce sont deux scientifiques voulant prouver leur théorie, ainsi que leurs deux escortes militaires qui ont disparu. Les deux scientifiques, si je peux les nommer ainsi, avaient déjà fait des expériences non autorisées sur des SDF par le passé, pour d’autres de leur soi-disant recherche.
Ce fut la première année où il n’y a pas eu de victime externe, les notes des pseudos scientifiques les inculpant d’avoir causé leur propre perte et celle de leurs accompagnants.
2015
Bien que j’ai pris ma retraite il y a deux ans, pour mes soixante-deux ans, j’ai décidé de continuer à habiter seul dans cette vieille maison où j’avais fondé tant de bons souvenirs, au grand dam de mon grand fiston, qui aurait voulu que j’emménage au minimum dans la ville où il vivait désormais avec son compagnon.
Cette année fut la plus macabre par la scène qui en résulta. Une douzaine d’ados avaient décidé de braver l’interdit et de faire une soirée en forêt, grand mal leur en a fait. Un gendarme, avec qui j’étais en relation, m’a rapporté la scène d’autant plus que certains éléments que les enquêteurs avaient pu obtenir de l’un des survivants concordaient avec ce que j’avais dit à l’époque.
Sur les douze ados, trois ont été retrouvés. Enfin, la moitié pour l’un d’entre eux, son corps ayant été coupé en diagonale au niveau du tronc. Parmi les deux survivants, l’une d’entre eux avait la jambe tranchée au milieu de la cuisse. Elle a été retrouvée inconsciente, et vu le sang perdu, son état était engagé dès le départ. Elle est morte sur la table d’opération. Enfin, le dernier a été secouru physiquement intact. Psychologiquement par contre, c’était une autre histoire. Il faut dire qu’il a été retrouvé au milieu de membres tranchés, et même d’une oreille. La forêt qui habituellement faisait les choses plutôt proprement, avait cette fois fait exception, il faut croire. Malgré le fait que l’évènement se soit passé à la nuit tombée, le survivant n’a eu cesse de répéter que leurs ombres grouillaient, étaient plus noires que la nuit, et avaient avalé ses amis. Mais aussi qu’il y avait un homme, un homme d’ombre. C’est tout ce que les enquêteurs ont pu en tirer. À ce qu’il parait, il est toujours en vie à ce jour, mais interné dans un établissement spécialisé.
Bien vite, il a été fait le lien avec le suicide de l’une de leurs camarades de classe l’année passée, au sujet duquel ils avaient tous, sans exception, été interrogés. Ils s’étaient évertués à harceler sans relâche la jeune fille, juste car elle était métisse et ronde. Mais forcément en tant qu’enfants bien nés, ils n’avaient pas été le moins du monde inquiétés, et avaient pu reprendre leur vie dès le lendemain.
Le père de la jeune suicidée a été entendu dès le lendemain du massacre. D’autant plus que l’un des voisins de la famille avait appelé la gendarmerie en entendant parler du massacre, et rapporté qu’il aurait vu le pauvre père de famille pratiquer le vaudou. Encore un bon descendant de collabo, comme la région avait su en produire tant.
Toujours est-il que le pauvre homme a vite été innocenté, car, n’en déplaise à certains, être haïtien n’est pas une preuve de culpabilité. Mais cela a suffi au père de l’un des ados, qui a peu de temps après exécuté le père innocent. Quant au père meurtrier, il a été relaxé grâce à son fric et une défense basée sur la folie suite à la perte de son enfant, et ce bien que des preuves de préméditation et de racismes notoires aient été présentées lors du procès, et qu’à aucun moment il n’ait fait preuve de regrets quant à son acte.
2018
Durant ces trois années, qui m’ont conduit à mes soixante-sept ans, les grillages entourant la forêt ont été remplacés par de hauts blocs de béton surmontés de barbelés, avec juste des passages ayant été aménagés pour les petits mammifères.
Tout le monde pensait que ces précautions auraient suffi, d’autant plus que les jours du cycle meurtrier se déroulaient sans drame. Mais au dernier jour, trois militaires qui étaient de garde à la seule et unique porte connue menant dans la forêt ont soudainement disparu de leur poste.
Les enquêteurs ont eu plus de mal à trouver un passé sombre ou criminel à l’une des victimes. Mais six mois plus tard, une affaire de pédophilie au sein de l’armée a éclaté, ayant eu lieu dans un pays d’Afrique où l’un des militaires était en poste à l’époque, et son nom est ressorti de l’enquête. La forêt avait donc bel et bien appelé à elle un impuni de plus.
Toujours est-il que le fait qu’ils aient disparu à l’extérieur de la forêt a inquiété, et ce malgré la présence de caméras de sécurité qui, d’après les reportages se concentrant sur ces disparitions, n’ont strictement rien enregistré dans les minutes entourant la disparition.
Le seul point positif a été que cela a enterré le projet de raser la forêt que certains politiques avaient échafaudé, et ce malgré l’avis des scientifiques ayant pu étudier autour du mystère des différents cycles.
À croire que la forêt est douée de conscience et de préservation d’elle-même.
2020
Nous avons fêté hier les onze ans de mes petits-enfants. Mon fils a vraiment comblé ma vie en me permettant avec son époux, par l’accueil permanent d’une sœur et de son frère jumeau ayant souffert dans leurs premières années de leur vie, de devenir le plus gaga des grands-pères.
L’an dernier, aucune sentinelle n’a été postée aux portes, les autorités ayant peur que le cycle se déroule de la même manière que le précédent. Les militaires se sont donc retranchés dans leur camp, et surveillé le périmètre grâce à leurs caméras.
Mais grâce, ou à cause, de la vanité humaine, la forêt s’est vue offrir son dû. Un youtubeur pseudo-célèbre a décidé de faire un live en direct de la forêt en compagnie de trois de ses amis. Ils auraient dû y réfléchir un peu plus au lieu de faire la course aux spectateurs. Pour entrer dans le périmètre, il a soudoyé un garde qui lui a ouvert la porte à distance et coupé les caméras, faisant craindre à ce moment précis des disparitions hors périmètre comme au dernier cycle.
Mais quand les autorités ont eu vent du live en direct de la forêt, il était déjà trop tard. Elles ont alors préféré ne pas envoyer de secours afin d’éviter des victimes inutiles, et espérer que rien de dramatique ne se passe.
La forêt devait de toute façon être affamée de sang, car il n’a fallu que peu de temps pour que la caméra du youtuber se coupe. Lorsque l’image est revenue, seule sa tête est apparue, en réalité ce fut uniquement ce qui se trouvait au deçà de sa mâchoire supérieure. Ses trois amis quant à eux avaient été complètement engloutis.
Au moins pour savoir quels crimes il avait commis, il n’y eut que peu à chercher. J’avais entendu parler de ce type par mon fils qui le suivait quand il n’était qu’un jeune adulte. Des rumeurs d’abus sexuels sur des mineures étaient apparues à ce moment-là, sans bien entendu entacher la carrière du salopard.
La forêt avait une fois de plus fait son œuvre.
2021
Nous avons fêté mes soixante-dix ans cette année. Pour l’occasion, mon fils m’a supplié de venir vivre avec sa famille, mais j’ai refusé. Mais de voir mon grand garçon, devenu trentenaire, pleurer devant moi m’a fait tellement mal, plus que n’importe quelle épreuve personnelle que j’ai eu à traverser.
Mon fils n’est pas le seul à s’inquiéter de ce qui peut se passer cette année où le compte à rebours meurtrier s’arrête. Le village, tout comme les lieux-dits environnants, ont déjà été quasiment entièrement évacués, tout comme le foyer des jeunes, qui n’avait jamais été fermé. Seuls sont restés quelques vieux têtus comme moi, mais une évacuation finale est bel et bien prévue dans tous les cas demain, veille du réveil du cycle de la forêt.
Dans la ville un peu plus éloignée, les habitants ont été invités à s’éloigner si possible, et si jamais les choses dégénèrent, l’armée est déjà prête à mettre en place une évacuation d’urgence.
En parlant de l’armée, ils ont abandonné leur camp de base et se sont retranchés à dix kilomètres autour de la forêt, bloquant routes et chemins, et essayant de tenir au mieux leur périmètre.
Mais quand demain ils viendront me chercher, je ne serai plus là, j’aurai déjà rejoint la forêt, sachant par où passer pour éviter sa fortification. Un vieux tunnel datant du moyen âge n’avait pas été comblé pour permettre un accès de repli, et dont seule la porte avait été changée à l’époque du blocus. J’avais reçu une copie de la clé de par mon travail, que personne ne m’avait réclamé à mon départ en retraite.
À croire que mon fils avait déjà compris ce que j’ai prévu de faire. Mais de toute façon si j’avais des doutes quant à ma décision, ils ont été balayés lorsque mon médecin m’a appelé pour confirmer ce que mon check up avait révélé, et à cause duquel j’avais passé d’autres examens. Cancer des poumons, ils sont noirs comme du charbon, pas de chance pour quelqu’un n’ayant fumé qu’à l’armée, et qui avait passé sa vie en plein air. Il me reste à peine deux mois à vivre. Mon médecin ne comprend pas comment il n’a pas pu passer à côté de cela, surtout que je ne montrais pas vraiment de symptôme hormis une mauvaise toux. Mais personnellement, j’ai une idée, j’ai été marqué par la forêt lorsque l’ombre grouillait à nos pieds, et je suis en paix avec cela. Ma seule crainte était que mon fils n’ait été lui aussi marqué à l’époque. J’espère tellement que cela ne soit pas le cas.
Toujours est-il que demain je rentrerai dans la forêt, et je saurais enfin ce qu’il en est de cette « malédiction ». Mais quel sera mon rôle ? Victime, ou vaisseau pour aider la forêt à trouver ses tributs, là reste la question. Tout comme, qu’est-ce qui se passera ensuite ? Mais je ne serais plus là pour voir si elle se déchaînera ou si alors elle se rendormira à jamais, même si j’ai un fort doute à ce sujet.
À vous qui trouverez ce carnet, fuyez, fuyez aussi loin et aussi vite que vous le pouvez, elle arr
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